Οι βουλγάρικες φρικαλεότητες στην περιοχή μας, Σιδηρόκαστρο και Σέρρες στην εφημερίδα L'Illustration, 1913
Οι βουλγάρικες φρικαλεότητες στην περιοχή μας, Σιδηρόκαστρο και Σέρρες στην γαλλική εφημερίδα L'Illustration, No. 3676, 9 Αυγούστου 1913
LES VILLES MARTYRES
COMMENT LES BULGARES ONT TRAITÉ GRECS ET TURCS EN MACÉDOINE
Aux terrifiantes photographies de notre dernier numéro, il semblait qu'on ne pût rien ajouter. Mais nous avons reçu de M. Jean Leune une lettre si pleine de faits nouveaux que nous ne saurions nous dispenser de la publier. Elle nous révèle, sans en rien cacher, toutes les horreurs commises dans la retraite bulgare par des troupes dont, il y a peu de mois, nous étions heureux de relater les gestes héroïques en Thrace, mais que la défaite semble avoir frappées de démence sanguinaire, et qui, échappant--nous ne voulons pas en douter--à la direction de leurs états-majors, ont véritablement supplicié, dans des villes innocentes, des populations sans armes.
16 juillet.
Ce matin, mes nerfs sont calmés et mes idées plus claires. Je puis essayer de décrire ce que j'ai vu hier, pendant toute une journée qui fut certainement la plus atroce que j'aie vécue encore.
Depuis octobre dernier que nous courons les champs de bataille et de carnage, j'ai vu des milliers d'hommes s'entr'égorger, j'ai vu, sur la terre humide ou desséchée, des milliers de pauvres choses inertes et méconnaissables, qui étaient encore, quelques heures auparavant, des êtres humains comme moi, doués des facultés de penser et d'agir. J'ai vu des hommes mutilés souffrir le martyre. C'est-à-dire que tout ce que la guerre peut avoir d'horrible est passé devant mes yeux... Et cependant jamais encore je n'avais éprouvé ce que j'ai éprouvé hier. Car tous ces hommes que j'ai vus se battre, souffrir ou mourir, étaient des soldats qu'animait et soutenait une âme supérieure, un idéal grandiose, qui se battaient, souffraient ou mouraient pour leur patrie, pour commencer de réaliser enfin la «grande Idée hellène». Il y avait, malgré tout, de la beauté et de la joie dans ces spectacles de douleur et de mort... Hier, rien de tout cela. J'ai compris pour la première fois de ma vie ce que peut être l'horreur...
Hier donc, nous avons été visiter Demir-Hissar et Serès, les deux villes infortunées que visita le fléau bulgare. Temps lourd et soleil implacable. Sur tout le paysage, plaine et montagne, une brume grise, opaque. On dirait un immense voile de deuil étendu sur le pays. Et l'on se sent mal à l'aise, moralement oppressé. Le cœur vibre étrangement sans arrêt. L'âme des martyrs flotte autour de nous. Elle nous pénètre jusqu'au plus profond de nous-mêmes. Elle crie vengeance.
DEMIR-HISSAR
Petite ville pittoresque, au pied d'un rocher à pic, et à cheval sur une petite rivière qu'enjambe un vieux pont de pierre à l'arche centrale surélevée. Les maisons sont peureusement fermées. Des planches clouées à la hâte cachent les ouvertures béantes faites à coups de hache dans les devantures de petits magasins pillés.
Dans les rues, peu de monde. Quelques hommes, l'arme à l'épaule. Quelques femmes en noir et craintives encore. Et puis, des soldats grecs... Mais les yeux rougis de tous disent que la douleur habite désormais la pauvre petite ville...
--Mes deux frères de vingt-deux et vingt-cinq ans ont été massacrés, nous dit l'un.
--Mon père, ma mère et puis... ma sœur, dit un autre.
Et, en disant «ma sœur», le malheureux baisse les yeux. Sa main passe sur son visage, rapide et brutale de colère, pour essuyer une larme furtive. Car la jolie fillette de quinze ans pour laquelle, lui, le grand frère, travaillait avec tant d'amour, dont chacun s'efforçait avec tendresse de préparer l'avenir, la jolie fillette est morte dans le déshonneur... Puis le frère se ressaisit. Ses yeux ont des éclairs. Sa main caresse la crosse de son arme... Venger, voilà désormais le seul but de sa vie.
«Mon père, ma mère, mon frère, ma sœur, mes enfants, massacrés!» Voilà ce que nous disent uniformément tous ceux qui viennent vers nous, en confiance parce que nous sommes des Français et parce que, dans leur peu de connaissances, ils savent tout de même que la France fut toujours douce et compatissante aux petits, à ceux qui souffrent. Près de deux cents personnes ont été ici massacrées, hommes, femmes et enfants, Turcs ou Grecs indistinctement.
Lorsque l'attaque grecque se dessina l'autre jour, suffisamment mordante pour que les Bulgares dussent abandonner leurs positions en avant de la ville vers la Strouma, le détachement resté dans Demir-Hissar se rassembla, sous le commandement d'un lieutenant d'infanterie. Puis il se fractionna en petits groupes qui commencèrent de parcourir les rues, précédés de tambours. Ceux-ci battaient «la générale», pour signifier aux habitants d'avoir à quitter leurs maisons et de descendre dans la rue. Brutalement, à coups de crosse, les soldats ébranlèrent les portes et enfoncèrent celles qui ne s'ouvraient pas assez vite. On fouilla les maisons. Puis un lamentable troupeau se forme et grossit peu à peu, que les soldats du tsar Ferdinand poussent avec des coups, des injures ignobles et des rires de brutes saoules vers l'école bulgare. Dans la cour de l'école sont réunis cent cinquante pauvres êtres sans défense, ayant au cœur pour tout réconfort leur inébranlable foi en Dieu, en la patrie grecque. Le métropolite est là. Des prêtres, des notables, aussi du petit peuple.
Les soldats ont la baïonnette au canon. Leurs yeux sont tournés vers un officier qui, peut-être, lorsqu'il faisait ses études à Paris ou à Berlin, fut un beau valseur, aimé des jolies femmes, dans les salons...
L'officier lève la main. Et les brutes se jettent sur leurs proies. Ils saisissent d'abord le métropolite...
Et nous savons, par la lettre de Mme Jean Leune publiée dans notre dernier numéro, quelles effroyables tortures on lui fit subir.
... Les autres ont le même sort. Un par un, ils tombent affreusement suppliciés, mutilés, avec un art et des raffinements inouïs. Les uns pleurent. D'autres, à genoux, implorent une grâce impossible. Mais ils ne réussissent qu'à faire rire plus bestialement encore leurs bourreaux et à provoquer de leur part de nouveaux et plus raffinés supplices. Cent cinquante malheureux tombent ainsi. Et, quand l'orgie sanglante est terminée, parce qu'il n'est plus de victimes à immoler, alors les fauves, rapidement, vont jeter les cadavres tout chauds encore dans une grande fosse très profonde, creusée plusieurs jours à l'avance. Deux mètres de terre recouvrent par endroits la masse de chairs informes. Mais le temps presse. Les Grecs approchent. Il faut partir. Sur les derniers cadavres, un peu de terre seulement est jetée. Or, par miracle, le dernier massacré, un jeune homme de vingt-cinq ans, malgré sept coups de baïonnette, n'est pas mort. Quelques centimètres de terre à peine le recouvrent. Il attend quelques instants. Puis, avec une énergie farouche, au prix d'efforts inouïs, il parvient à se dégager... et il se relève, témoin survivant, accusateur imprévu.
C'est le blessé dont nous avons publié le portrait dans notre dernier numéro.
... Mais ce n'est pas tout... Après avoir férocement tué, les massacreurs ont une dernière fois traversé la ville. Ils ont encore fouillé quelques maisons. Et la fatalité a voulu qu'ils trouvassent encore huit jeunes filles, de quinze à vingt ans... Et ils n'ont pas tué, car ils ont voulu qu'un atroce souvenir de leur passage dans la ville demeurât bien vivant derrière eux... Nous allons voir les malheureuses. Jeunes et jolies. Mais leurs yeux rougis n'ont plus de regard, parce que les larmes l'ont éteint. Et leur pauvre jeune corps tremble encore. Et leurs petites mains brisées ont de gauches mouvements de pudeur... «Déshonorées! Déshonorées!...» ne cessent-elles de répéter entre deux sanglots. La pensée de leur déshonneur est la seule qui leur reste dans l'esprit. Les mères, derrière leurs fillettes, pleurent, lamentables. Et leur douleur est sans limite, parce qu'elles, déjà, pensent plus loin... Nous ne pouvons supporter un tel spectacle. Mes yeux sont noyés de larmes. Ma gorge est serrée. Je serais incapable de proférer une seule parole.
Nous quittons Demir-Hissar. Chaleur torride. Plaine sans ombre. Poussière aveuglante. L'automobile monte à l'assaut des talus, tombe dans les fossés, s'embourbe, dérape. La direction est folle. N'importe, nous allons. Dans les champs merveilleusement fertiles, la moisson ondule... Ici et là, de petites tentes blanches, à l'ombre desquelles les paysans se reposent un peu, au moment que le soleil est le plus fort. On travaille dans les blés, car maintenant la liberté est enfin sur le pays. Avec elle la vie peu à peu renaît et avec elle le travail et ses joies.
Mais c'est à peine si je regarde tout cela. Ma pensée est ailleurs. Elle est à la douleur, à l'horrifiante douleur dont nous avons eu tout à l'heure l'inoubliable révélation...
SERÈS
Une route détestablement pavée qui nous fait faire des sauts formidables. Des arbres. Au loin, des toits de maisons, des casernes turques. Nous sommes à Serès.
Au premier abord, aucune impression particulière. Les gens vont et viennent dans la rue. Des petits marchands vendent ici de la limonade, là des fruits... Et puis, tout d'un coup, après un tournant brusque de la rue, la terrible vision. L'incendie a passé. Des pans de murs noircis, des fers tordus, des débris de toutes sortes. Et cela fume encore d'une âcre fumée bleuâtre. Et les ruines, noircies, déchiquetées, s'étendent au loin, à droite, à gauche. Elles grimpent au flanc d'une colline, en atteignent le sommet, et redescendent sur l'autre flanc.
Ici, étaient des magasins dont les enseignes avaient été écrites en bulgare sur l'ordre des autorités occupantes. Ici, une église reste seule debout, avec les quatre murs de sa nef, sa toute petite porte surmontée d'une inscription grecque en lettres d'or, respectée par le feu... Ici, était une mosquée... Là, s'élevaient de riches maisons particulières, ou bien les consulats étrangers que la folie bulgare n'a pas eu l'habileté élémentaire d'épargner... La ruine partout: des pierres noires, de la fumée bleue, que contemplent avec une parfaite insouciance de belles cigognes perchées sur les coupoles d'une mosquée échappée à la destruction. Voilà tout ce qui reste des trois quarts de Serès, la ville grecque.
Des Grecs passent, l'air abattu:
--Les Bulgares nous ont tout pris, puis ils ont incendié notre maison. Nous ne possédons plus en tout et pour tout que ceci. (Et ils nous montrent les vêtements qu'ils portent.) Et nous n'avons plus de gîte. Qu'allons-nous devenir?
Des milliers de familles (20.000 personnes) sont ainsi sans foyer et manquent de tout. Bien heureuses lorsqu'elles ne sont pas de celles dont plusieurs des membres furent massacrés par les barbares en fuite. Deux cents notables: prêtres, avocats, docteurs, directeurs de banque, etc., ont été emprisonnés, puis assassinés après les pires tortures. Des familles ont un fils incorporé de force dans l'armée bulgare, et puis un autre fils qui, ayant pu se sauver à temps, sert comme volontaire dans l'armée grecque.
C'est vendredi dernier, dans la matinée, qu'un détachement mixte bulgare, composé d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie, commença de bombarder la ville sans défense. Les obus tombèrent un peu partout, faisant ici et là sauter des dépôts de bombes. Puis, à midi, ces vaillantes troupes entrèrent en ville. Les soldats massacrèrent tous les habitants qui n'avaient eu le temps de se cacher ou de se sauver. Ils brûlèrent les consulats. Le vice-consul d'Autriche fut même emmené dans la montagne avec sa famille et des malheureux qui s'étaient réfugiés chez lui. On les relâcha moyennant 300 livres turques (7.000 francs).
Mais les maisons détruites seront relevées. Mais les victimes de la sauvagerie bulgare n'ont souffert que quelques instants, et leurs familles se consoleront à l'idée qu'ils sont tombés pour l'idée grecque et que leur mort aura servi la patrie hellène en lui attirant les sympathies du monde civilisé, révolté par ces procédés infâmes. Une autre chose est plus effroyable et plus irréparable que tout cela. Une douleur plus atroce pèse sur les familles, une douleur qui pour beaucoup est née depuis des semaines déjà, mais qui ne s'éteindra ni demain, ni dans des mois... L'armée bulgare a occupé Serès... c'était au mois de novembre 1912. Elle s'est installée dans divers bâtiments de la ville. Elle campe à ses portes. Le soir est venu. Les rues sont par endroits désertes. Un officier bulgare se promène. D'une maison grecque, une jeune fille de quinze à seize ans vient de sortir. Elle va vite, craintive. L'officier presse le pas, la rejoint. Pas de formes. La brute n'en connaît aucune. Et sa poigne est de fer, qui meurtrit à le briser le bras de la petite. Voici une sentinelle devant une porte. L'officier jette la fillette dans la maison... Quelques heures après, la malheureuse rentre chez elle. Elle sanglote éperdument... Chaque jour, le même fait se répète.
Ou bien c'est une patrouille qui parcourt les rues. Elle a reçu des ordres spéciaux. Elle rentre au camp, amenant dix jeunes filles. Peu importe de quelle famille. Peu importe qu'elles soient jolies ou laides. Dans dix tentes on répartit les prisonnières. Et chacune est gardée par un soldat, baïonnette au canon. Les officiers arrivent alors... Comme le vernis péniblement acquis à Paris est loin maintenant! Et, durant dix, quinze ou vingt jours, c'est, dans les tentes de douleur et de honte, un infâme défilé... Oh! quelle plume saurait flageller de telles ignominies? La mienne est impuissante, hélas!...
Aujourd'hui, les familles sont dans le deuil. Femmes et jeunes filles ne sont plus vêtues que de noir. Et ce deuil cache le drame le plus effroyable qui se puisse concevoir. Les innocentes fillettes d'hier seront mères demain. Elles sont brisées de douleur. Mais le drame indescriptible, c'est que la femme et la mère se sont éveillées en elles... Alors, auprès d'elles, veillent leurs mères, dont les cheveux ont blanchi brusquement, et leurs frères farouches: «Nous les tuerons, nous vous le jurons sur le Christ!» nous disent-ils. Et la haine de leur regard ne permet pas de douter qu'ils ne tiennent parole.
Ce n'est pas une famille qui vit ce drame affreux, cette tragédie aux phases poignantes de plusieurs mois, ce n'est pas dix, ni cent. Ce sont presque toutes les familles. Car les Bulgares sont restés à Serès près de sept mois...
Sur la macabre découverte des otages massacrés près de Livounovo, le texte de M. Jean Leune répète, à peu de choses près, le récit--que nous avons reproduit la semaine dernière--de M. Georges Bourdon, du Figaro. D'intéressantes lettres nous ont également été adressées par notre correspondant sur la marche grecque vers Djoumaia, par le défilé de Kresna. Nous ne pouvons malheureusement, faute de place, publier cette correspondance tout entière et nous en détachons les feuillets suivants en lesquels nous est conté un joli épisode de cette marche en avant:
LE BEL EXPLOIT D'UNE BATTERIE GRECQUE DE 75
Livounovo, 22 juillet.
Sur la route que nous venons de quitter, une longue colonne d'infanterie s'avance, long ruban sombre sur la chaussée toute blanche. Des cavaliers vont et viennent à bride abattue, officiers ou porteurs d'ordres. Puis, la colonne quitte la route et marche dans les champs roux sur lesquels elle se fait beaucoup moins visible.
Les Bulgares ont commencé le tir. A 1.000 mètres à peine, devant nous, une lourde fumée grise jaillit brusquement du sol, suivie d'une forte détonation. Un obus vient d'éclater en avant des troupes. Un second, un troisième... Le tir ennemi est trop court; mais, tout de même, il empêchera l'infanterie de progresser dans la plaine... Des cavaliers... Des ordres... Les masses grises des colonnes obliquent sur la droite. Sans précipitation, elles vont se défiler sur le flanc des collines, dans les ravins qui les séparent. Encore des éclatements d'obus bulgares. Sur la fumée grise qui monte en volutes, des silhouettes se détachent très nettement. D'autres sortent de derrière. Les soldats ont l'arme à la main. Au pas de course, en bon ordre, ils gagnent un défilement... L'impressionnante vision! Un, deux, trois obus éclatent encore tout près d'eux. Y a-t-il des tués, des blessés?... Il est très probable qu'il y en a...
Mais les survivants ne s'inquiètent pas de si peu.
A gauche de la route, un groupe de cavaliers au galop. Ils vont et viennent, gagnent une ligne d'arbres, reviennent. Des officiers qui cherchent sans doute un emplacement de batterie... C'était bien cela... Dans les champs, à toute vitesse, voici une batterie qui s'élance. Elle gagne la ligne d'arbres, la dépasse. Les attelages ne semblent point s'arrêter. Ils obliquent à droite et vont se dissimuler dans un repli de terrain...
En avant de la ligne d'arbres, quatre taches sombres: les pièces sont en batterie...
Les Bulgares ont vu le mouvement et leurs obus fouillent le terrain pour découvrir les nouveaux venus. C'est en vain... La terre jaillit de partout sous leurs coups. Leurs obus tournent autour de la batterie grecque mais tombent toujours trop loin d'elle pour lui nuire, en avant, en arrière, ou sur ses flancs.
De notre observatoire nous voyons tout à merveille. Mais, derrière nous, un bataillon d'infanterie vient se défiler; puis, dans le ravin, plus bas, une batterie d'artillerie.
Après quelques instants, une dizaine d'officiers forment à côté de nous un groupe assez compact. Les Bulgares allongent leur tir. Shrapnells et obus explosifs viennent maintenant éclater à 200 et 300 mètres en avant de nous. Sans résultats sérieux fort heureusement. La batterie grecque ne répond pas. Car son commandant a repéré l'emplacement de la batterie bulgare. Celle-ci est à 8 kilomètres. Nos pièces de 75 ne peuvent, à cette distance, répondre aux gros canons de 120...
Du groupe d'officiers qui sont venus sur notre observatoire, un commandant se détache:
--Messieurs, nous déclare-t-il, vous êtes beaucoup trop nombreux ici maintenant. Il vaudrait mieux que vous vous retiriez!
Il a raison. Lui et ses officiers sont à leur poste. C'est nous qui sommes de trop. Nous descendons. Près du pont, le général Manoussoyannakis, commandant la division engagée, et son état-major.
--Le terrain est extrêmement difficile, nous explique-t-il. Je n'y puis presque nulle part placer d'artillerie. Ici, comme presque toujours dans les campagnes de cette année, infanterie et artillerie ont
dû renverser les rôles que leur attribue la théorie. Au lieu que ce soit l'artillerie qui prépare et appuie la marche en avant de l'infanterie, c'est cette dernière qui doit, à la baïonnette, s'emparer des positions sur lesquelles les canons viendront ensuite se mettre en batterie... Ah! ce terrain!...
Il est 4 heures. Le général donne l'ordre de suspendre momentanément la marche en avant de la division.
Puis il fait venir le lieutenant Iliadis, commandant de la 1re batterie du 1er régiment d'artillerie, 1e division. Il lui parle quelques instants.
Le lieutenant galope à travers champs avec deux cavaliers... Il va, dépasse la batterie déjà en position... Il va... Il galope... Nous ne le voyons plus... Le voici revenu. Il dit quelques mots au général:
--Eh bien, alors, en avant! et faites-nous de la bonne besogne! crie le commandant de la division.
Quelques minutes passent... Un bruit de galop, de ferraille derrière nous. C'est la batterie du lieutenant Iliadis qui franchit la petite rivière, à côté des ruines d'un pont brûlé. Elle se forme en colonne sur la route, devant le général.
Le lieutenant Iliadis prend la tête. 11 se retourne sur son cheval... La batterie est au complet. Il assure ses pieds dans les étriers... Son bras droit se lève et fait deux gestes: «En avant! au galop!» Son cheval a bondi aux piqûres de l'éperon. Un grondement de tonnerre; la batterie est partie. A 300 mètres en avant, les obus de 120 pleuvent. Conducteurs et artilleurs sont tels qu'ils seraient sur un champ de manœuvre... Comment est-il possible d'en arriver à un tel mépris de la mort?... Car ils vont à la mort, si la chance ne veut point que les obus ennemis les évitent.
La batterie court sur la route blanche, dans un tourbillon de poussière grise.
Tout le monde ici, avec nous, est affreusement anxieux... Une détonation sourde et lointaine... Les Bulgares viennent de tirer. Chacun retient son souffle, angoissé... Où l'obus va-t-il tomber? Qui va-t-il atteindre?... Nous avons nos jumelles braquées pour voir le résultat.
Tout au bord de la route, près d'une pièce, un éclair... une brusque fumée grise mêlée de terre noire qui nous cache toute la batterie... Une détonation... L'obus a éclaté... Sa fumée se dissipe un peu... Nous regardons de tous nos yeux... L'infernal galop continue toujours. Dieu soit loué! personne n'a été touché... Les soldats, près de nous, font le signe de croix... Mais, derrière le premier obus, sont venus un second, un troisième. Ils tombent, ils pleuvent, tantôt à droite, tantôt à gauche, ou bien en avant, en arrière, et même entre les attelages... L'infernal galop continue toujours...
A 2 kilomètres en avant de nous, la route descend dans une sorte de petit ravin. La batterie quitte la route, oblique à gauche. Les pièces sont déjà en position. Les avant-trains se sont éloignés...
Quelques minutes passent. Les Bulgares tirent toujours, mais en aveugles...
Quatre coups de canon successifs. La batterie Iliadis vient de tirer sa première salve. Au delà d'un petit bois, au loin, la fumée des éclatements monte...
Alors le tir bulgare, brusquement, s'arrête... L'extraordinaire Iliadis a, du premier coup, trouvé l'emplacement des 120.
Le général Manoussoyannakis, littéralement, se précipite sur nous:
--Eh bien, vous avez vu? Du premier coup! hein? Ce n'est pas extraordinaire? Il faut le photographier, cet Iliadis, vous savez!...
Une demi-heure plus tard seulement, le tir bulgare reprend, désordonné...
Au loin, vers l'entrée même du défilé, une haute fumée bleuâtre et qui dure.
La carte indique un pont de ce côté. Selon toute vraisemblance, c'est ce pont qui doit brûler. Donc les bulgares l'ont repassé, vers le nord.
Jean Leune.
L'Illustration, No. 3676, 9 Αυγούστου 1913